Démocratie & éducation, entretien avec Jean-Pierre Véran
- Jean-Luc Wertenschlag
- il y a 3 jours
- 29 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 3 heures
Entretien avec Jean-Pierre Véran enregistré le 7 octobre 2025 à Mulhouse à l'occasion de sa venue à l'invitation de la Maison de la Pédagogie de Mulhouse. Propos recueillis par Jean-Luc Wertenschlag pour Radio WNE, Radio Quetsch, l'Alterpresse 68 et tous les médias intéressés - licence Creative Common. Montage Lévi Giner. Transcription d'un échange radiophonique à écouter ici en podcast : https://podcast.ausha.co/wne/veran.
Pour en savoir plus, pour aller plus loin :
voir notre article de présentation "Éducation et démocratie font-elles bon ménage?"
Le site de la Maison de la Pédagogie de Mulhouse
Le blog du CICUR https://curriculum.hypotheses.org
Livre "Oser une école commune" (édition Berger Levrault 2025)
Le blog de Jean-Pierre Veran sur Mediapart https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-veran

La Maison de la pédagogie de Mulhouse invite Jean-Pierre Véran, membre fondateur du CICUR, le collectif d'interpellation du curriculum, à rencontrer les Mulhousiens, les Mulhousiennes, en partenariat avec la MGEN. Alors, on va parler démocratie et éducation, on va parler éducation aux médias. Mais d'abord, pour commencer, Jean-Pierre Véran, qui êtes-vous ? Est-ce que vous pouvez vous présenter, nous raconter votre parcours ?
J'ai commencé mon travail comme professeur de français en collège, et au bout de quelques années, j'ai eu l'opportunité d'une bifurcation... Mon inspecteur m'a dit, vous pourriez vous intéresser au centre régional de documentation pédagogique, ce qu'on appelle aujourd'hui Canopé. Il y a un poste vacant à la direction et ce serait bien que vous y soyez pour défendre notre discipline. Et donc j'y suis allé, j'ai candidaté, j'ai été reçu. Et à partir de là, s'est ouvert à moi, qui étais professeur d'une discipline, la réalité de la complexité de l'école, le fait que l'école, c'est bien sûr des disciplines, mais c'est aussi la documentation, c'est aussi la vie scolaire, c'est aussi tout un ensemble beaucoup plus large. Et donc, quelques années plus tard, quand j'ai pensé à passer le concours d'inspecteur d'académie, j'avais la possibilité de choisir la spécialité dans laquelle j'allais m'inscrire. Et évidemment, il y avait la possibilité de m'inscrire comme inspecteur de lettres, et je me suis inscrit comme inspecteur administration et vie scolaire, parce que je voulais être justement du côté de la structure, du complexe, plutôt que l'entrée spécialisée par une discipline. Ensuite, j'ai travaillé comme cela pendant des années. Parallèlement, je suis intervenu à la faculté d'éducation pour développer une unité d'enseignement qui s'appelait « Gouvernance des organisations éducatives » . Vous voyez que la démocratie n'est pas loin de mes préoccupations. Et puis, je suis entré comme membre professionnel au laboratoire Bonheur, qui travaille justement sur la question du bien-être à l'école, sous ses différents aspects, pas seulement l'aspect des apprentissages disciplinaires, mais plus globalement, le bien-être dans un ensemble qu'on appelle une école, ou un collège, ou un lycée. Voilà, brièvement résumé, ma présentation.
Professeur, puis inspecteur. Mais vous avez aussi écrit plusieurs ouvrages dont on parlera plus tard, et puis surtout, vous avez mis en avant ce concept de curriculum, que peut-être il faut expliquer à ceux et celles qui peuvent le découvrir, puisque en gros, moi ce que j'ai réussi à comprendre, c'est qu'il y a une grosse différence entre les programmes scolaires d'une part, et tous les apprentissages qui peuvent être faits à l'école, autour de l'école, et qui ne sont pas du tout dans les programmes officiels, c'est ça le curriculum ?
Je vais prendre l'exemple de la démocratie. Dans les programmes scolaires, en histoire, en enseignement moral et civique, il y a des éléments de programme qui concernent la notion de démocratie. La démocratie dans l'Antiquité, la démocratie aujourd'hui, etc. Les pratiques démocratiques, les institutions démocratiques, tout ça, ça se traduit par des cours sur la démocratie. Et ça, c'est les programmes. Et les élèves, ils suivent ces cours parmi d'autres, évidemment. Le curriculum, c'est poser la question autrement. Ce n'est pas dire simplement, y a-t-il dans les programmes l'enseignement de la démocratie ? C'est se dire, est-ce que dans leur vie de lycéens, de collégiens ou d'écoliers, les élèves font-ils l'expérience concrète de la démocratie ? Est-ce qu'ils vivent la démocratie ? Est-ce que le contexte global de leur formation à l'école est un contexte démocratique? Ce n'est pas du tout la même question. Et cette question est très importante. Et ça, c'est le curriculum.
Le curriculum, c'est l'expérience que les élèves font à l'école. Expérience explicite avec des enseignements, mais expérience aussi implicite avec ce qui se passe dans la cour de récréation ou dans les couloirs.
Tout ça, c'est le curriculum. Et le curriculum concerne l'ensemble de la structure scolaire, c'est-à-dire qu'on s'intéresse évidemment aux enseignements, mais aussi à la manière dont ces enseignements sont évalués, à la manière dont on construit les examens, à la manière dont on forme les enseignants, à la manière dont on les recrute. Tout ça, ça fait partie du curriculum, c'est-à-dire c'est la complexité du système, alors que les programmes ne sont qu'une toute petite partie émergée de l'iceberg qu'est le curriculum.
Mais la démocratie à l'école, est-ce qu'on la vit vraiment ? L'élection des délégués de classe est une expérience démocratique, mais est-ce qu'il y en a d'autres ? Est-ce que la démocratie s'apprend à l'école aujourd'hui en France, Jean-Pierre Véran ?
Alors, si on regarde sur une perspective un peu longue, d'une soixantaine d'années, on va dire que la démocratie a fait des progrès. Il y a 60 ans, on parlait encore de chef de classe et non pas d'élève délégué. Il y a 60 ans, il n'y avait pas de conseil de vie lycéenne, de conseil de vie collégienne. Donc, les élèves peuvent faire une expérience un peu plus concrète de la démocratie. Mais c'est une expérience extrêmement limitée. Lorsque vous regardez ce que les textes officiels concernant les conseils de vie lycéenne ou conseils de vie collégienne disent, des attributions de ces conseils, et que vous les comparez à la réalité, c'est toujours pareil, il y a le discours et le faire. Donc on dit, les conseils de vie lycéenne, les conseils de vie collégienne doivent donner leur avis sur les voyages scolaires, sur les choix de projets qui sont faits, etc. Et dans la réalité, bien souvent, ils ne le font pas. Et d'autre part, quand on a créé les conseils de vie collégienne, et ça c'est récent puisque leur généralisation date de 2016, on a bien pris soin dans les textes officiels même de dire que la composition du conseil de vie collégienne était le choix de l'établissement. C'est-à-dire que le collège peut choisir, par exemple, de désigner les élèves membres du conseil et donc d'éviter l'élection d'un conseil. Vous voyez que l'expérience est très limitée. On peut avoir des gens qui sont choisis, c'est-à-dire qu'on n'est pas encore à l'expérience de la démocratie. Quant à l'expérience démocratique, c'est bien d'avoir des délégués de classe, encore faut-il leur donner la parole, encore faut-il accepter qu'ils aient la main sur le contenu des heures de vie de classe, et encore faut-il que ces heures de vie de classe soient tenues. Les élèves ont droit à 10 heures par an minimum d'heures de vie de classe. Combien d'élèves bénéficient de 10 heures de vie de classe ? Poser ces questions-là, c'est voir l'écart qui existe entre les proclamations qui sont globalement favorables à une éducation démocratique et la pratique qui, elle, étouffe en quelque sorte cette démocratie.
Mais n'est-ce pas là tout simplement la même différence qu'il existe entre le discours politique dans nos démocraties et la réalité quotidienne que peuvent vivre les Français et les Françaises ? Liberté, égalité, fraternité, c'est écrit sur le fronton des mairies et peut-être aussi des écoles. Mais malheureusement, la pratique nous prouve que souvent, ce sont des mots. Et donc est-ce que tout simplement l'école n'est pas le reflet de notre société avec une démocratie qui est peut-être de moins en moins démocratique.
Vous touchez là une question fondamentale qui est celle des finalités de l'école. La particularité de notre système scolaire français, c'est qu'on se dit, l'école, elle est là pour instruire, elle est là aussi pour éduquer, mais en fait, l'instruction est plus importante que l'éducation. Et d'autre part, quand on a dit ça, on n'a pas dit grand-chose. Parce que ce qui est important de noter, c'est que finalement, dans la pratique, de quelle la manière l'école fait-elle travailler les élèves, en disant vous allez faire des devoirs personnels, ces devoirs vont être notés, il va y avoir des contrôles, il va y avoir des évaluations surprises. À quoi les prépare-t-elle ? Elle les prépare non pas à une société de coopération, à une société où on trouve dans l'autre des enrichissements et soi-même on contribue à l'enrichissement du collectif. Elle les prépare à une société du chacun pour soi, de la lutte pour les meilleures places. Il faut être au-dessus de la moyenne, et si possible bien au-dessus de la moyenne, pour être sûr d'accéder dans la bonne section, dans la bonne classe supérieure. Il faut pouvoir, sur Parcours Sup, avoir de bonnes places, ensuite dans telle ou telle classe préparatoire ou dans tel et tel établissement supérieur. Donc l'école, par son fonctionnement, et ça fait partie de l'expérience vécue par les élèves et donc du curriculum, prépare à une société de la concurrence et de la compétition, du chacun pour soi. Et par conséquent, effectivement, elle est adaptée d'une certaine façon à la société d'aujourd'hui. Mais si on veut que l'école contribue à faire évoluer la société dans un sens plus coopératif, dans un sens plus fraternel, à ce moment-là, effectivement, il faut que l'école change ses méthodes.
Pourtant, aujourd'hui, près de 80% d'une classe d'âge obtient le baccalauréat. Alors que dans les années 60, c'était quelques pourcents seulement. Et aujourd'hui, l'enseignement est obligatoire jusqu'à 16 ans au moins, me semble-t-il.
Oui, avec obligation de formation jusqu'à 18 ans depuis 2019.
Voilà, donc est-ce qu'il n'y a pas une évolution démocratique de l'enseignement, de l'éducation nationale ?
Alors, il serait absolument malhonnête de dire qu'en 60 ans, l'école ne s'est pas démocratisée. Le fait qu'aujourd'hui, on trouve des jeunes issus des milieux populaires dans les lycées, ce qui n'était pas le cas il y a une soixantaine d'années, en est un exemple. Mais encore faut-il considérer que tous les baccalauréats n'ont pas la même valeur. Il y a les baccalauréats généraux, Et puis il y a les baccalauréats professionnels. Et comme par hasard, dans les baccalauréats généraux, les élèves des milieux favorisés sont surreprésentés. Et dans les bacs professionnels, c'est l'inverse, les milieux populaires sont surreprésentés. Donc on voit bien que l'école, dans le cheminement, dans le curriculum qu'elle organise, fait en sorte qu'il y ait du tri social.
Comme on est dans une société qui est inégale, l'école prépare à cette inégalité en permettant la reproduction des oppositions sociales.
L'école française est pointée dans les études internationales comme celle où la réussite scolaire est strictement corrélée à l'origine sociale. Donc ça veut dire que notre école, malgré les progrès de la démocratisation, est loin du compte de ce point de vue.
À ce niveau-là, justement, si on va voir ailleurs ce qui se passe à un niveau international, est-ce qu'on a des exemples, des modèles inspirants qui réduisent plus les inégalités ?
Je vais prendre trois exemples, pas plus. Première chose, une école voisine, l'école italienne. Dans l'école italienne, les élèves passent plus de temps au lycée. Ils ont les mêmes enseignements, ils ne sont pas déjà entrés dans des spécialités qui les différencient. L'idée pour les Italiens, c'est que l'élève qui obtient la maturita, l'équivalent du bac, cet élève est un élève cultivé, il a une culture commune, partagée, une culture à la fois italienne, européenne et mondiale aujourd'hui. Tel est l'enjeu du siècle, même si la présidente du conseil, Giorgia Meloni, dit qu'il faut faire plus d'italien et plus d'histoire italienne. Je vais prendre un autre exemple, cette fois sur le contenu du curriculum. Si vous allez au Japon, les élèves prennent en charge, et c'est prévu dans leur parcours de formation, le fait de ranger la classe, de faire le ménage, de servir à la cantine à tour de rôle.
Le fait de faire le ménage, le fait de servir à la cantine, ce n'est pas quelque chose que l'on regarde de haut en disant « ça c'est bon pour ceux qui n'ont pas fait des études », c'est pour tout le monde, parce que ça fait partie de l'apprentissage de la vie collective et du fait qu'on appartient à un collectif et qu'il faut savoir faire toutes les choses qui sont nécessaires à ce collectif.
Le troisième exemple, c'est la Corée du Sud. C'est un système scolaire extrêmement exigeant, extrêmement violent pour les élèves, puisqu'ils ont des évaluations semestrielles, et que ces évaluations semestrielles, tout au long de la scolarité, sont à chaque fois un quitte ou double. Donc, évidemment, les parents qui veulent aider leurs enfants à réussir surinvestissent dans ce qu'on appelle l'école de l'ombre, c'est-à-dire les cours après l'école. Il a fallu que la mairie de Séoul interdise les cours après l'école après 22 heures le soir pour des raisons de santé des enfants. Et bien, dans ce pays donc, avec ce système particulièrement rigide, particulièrement conformiste, l'idée est venue à un moment donné qu'on ne pouvait pas se satisfaire d'une jeunesse qui a un taux de suicide beaucoup plus développé que dans d'autres pays. Et donc l'idée est venue de se dire qu'on pourrait expérimenter un semestre de liberté. C'est-à-dire que dans le cursus scolaire, dans le curriculum des élèves, il y aurait un semestre où il n'y aurait pas d'évaluation terminale. Et pendant ce semestre-là, il n'y aurait pas les cours traditionnels. Mais ce sont les élèves qui seraient à l'initiative de projets et les professeurs qui se mettraient à leur service pour les accompagner. Ça n'a jamais été rendu obligatoire. En quelques années, trois ans, le système a été généralisé parce que les gens y ont vu l'intérêt. Et ça a tellement bien marché le semestre de liberté que dorénavant, en Corée du Sud, il y a une année de liberté. Essayez d'imaginer qu'on propose en France une année de liberté!
Mais est-ce que cette réflexion se limite à l'éducation nationale ? Parce qu'il y a aussi toutes les pédagogies alternatives, si on parle de liberté dans l'école Steiner, que certains considèrent comme une secte, les enfants sont libres de scier du bois, de dessiner, de chanter. Ça n'a rien à voir avec l'éducation nationale. Montessori, Freinet et tant d'autres amènent des pédagogies alternatives. Est-ce qu'il y a quelque chose d'intéressant à prendre dans ces pédagogies alternatives face à la rigidité de l'éducation nationale ?
Absolument. Il y a une sorte d'arrangement de l'institution avec la pédagogie nouvelle. Les Français sont parmi les penseurs de l'éducation nouvelle, de réflexion sur la pédagogie, une réflexion très riche à l'échelle internationale. Or, on constate que l'éducation nouvelle reste dans la marge, dans la réalité des pratiques de l'institution éducation nationale. Alors on sait bien que la marge tient la page, comme disait Jean-Luc Godard, mais il se trouve que la page est extrêmement forte, extrêmement bien structurée, pour empêcher la marge d'empiéter sur la page. C'est-à-dire que dans l'institution éducation nationale, on accepte, on encourage même l'expérimentation, l'innovation. Les pédagogues partisans de méthodes nouvelles sont plutôt bien reçus. Pour peu qu'ils restent dans la marge. C'est-à-dire que le système est suffisamment fort pour que les contraintes de ce qu'on appelle la forme scolaire, les emplois du temps, les locaux scolaires, la formation des enseignants, le recrutement des enseignants, l'évaluation des élèves, etc. Tout ce système-là, et encore je n'ai pas parlé de l'orientation, on pourra y revenir en matière de démocratie, tout ce système-là est suffisamment puissant pour empêcher que la pédagogie nouvelle ne puisse se généraliser. Et alors j'évoquais l'orientation et j'enchaîne là-dessus parce que c'est un sujet essentiel. Qui dit orientation dit le choix, je vais m'orienter. Et c'est vrai pour 60% des élèves à peu près, ceux qui, en fin de troisième, sont admis à passer, parce qu'ils le souhaitent, en voie générale ou technologique. Mais les autres, les 40% qui restent, qui vont en lycée professionnel, pourquoi y vont-ils ? La plupart du temps, ce n'est pas parce qu'ils ont choisi cela, mais c'est parce qu'ils ont de mauvais résultats scolaires. Non pas dans des disciplines professionnelles ou des enseignements professionnels qui n'existent pas au collège, mais parce qu'ils sont en échec ou en difficulté dans les enseignements généraux. Donc vous avez d'un côté des élèves qui choisissent l'orientation parce qu'ils sont en situation de succès, et puis vous en avez d'autres qui la subissent parce qu'ils sont en situation de difficulté. Et un élève qui aura 15 de moyenne général et qui dirait je veux aller en lycée professionnel, que va lui dire son professeur principal ? Il va lui dire mais tu n'y penses pas, va en section générale, tu t'ouvres plus de portes. Donc l'orientation est fortement marquée par l'inégalité et l'injustice.
Mais nos élus, nos ministres de l'éducation...
Vous pouvez employer le pluriel cette année, oui.
Oui, est-ce qu'ils font toujours tout faux et ne pensent qu'à laisser leur nom dans l'histoire des innombrables réformes et des innombrables manifestations qui accueillent généralement les réformes ? Est-ce qu'ils ne prennent jamais de bonnes décisions ? Ou est-ce qu'on peut reconnaître, de temps en temps, une bonne idée ? La division par deux des effectifs dans les CP, dans les quartiers prioritaires, les quartiers les plus pauvres, RER+. Les acronymes changent souvent, parfois on s'y perd. Enfin, est-ce que, par exemple, cette mesure est bonne ? Est-ce qu'il y a d'autres mesures ? Il y a d'autres ministres qui ont fait des choses intéressantes ?
Ce serait, encore une fois, une malhonnêteté intellectuelle de dire que tout a été fait faussement, tout a été mal fait. Il y a eu des décisions qui sont allées dans le bon sens. J'en rappelais tout à l'heure la création des conseils de vie lycéenne et conseils de vie collégienne, par exemple. Je pourrais en prendre d'autres. L'instauration au lycée de ce qu'on a appelé les travaux personnels encadrés, qui ont disparu du paysage d'ailleurs, mais qui étaient une occasion justement de travailler en interdisciplinarité et en groupe et non pas de façon individualiste et individuelle dans une compétition. Bon, on pourrait en citer comme ça de multiples et sous des ministres qui appartenaient à des gouvernements de gauche ou des gouvernements de droite, là n'est pas la question. Mais ce qu'il y a de commun entre des ministres, qu'ils soient de gauche ou de droite, c'est qu'ils partagent le même imaginaire éducatif. Quelqu'un issu d'un milieu populaire, qui a réussi dans ses études à passer les différents obstacles et a obtenu finalement une belle formation, une place de choix dans la société, et qui devient ministre... cette personne, qu'est-ce qu'elle se dit ? Elle se dit « je suis la preuve » que la méritocratie républicaine existe. J'ai réussi, bien que je sois issu d'un milieu modeste, à devenir ministre. Par conséquent, l'école est juste puisqu'elle reconnaît le mérite. Donc, si vous voulez, l'imaginaire de tous ces ministres, qu'ils soient de gauche ou de droite, est fortement marqué par cette idée de la méritocratie. Et il y a comme cela un certain nombre de concepts qui irriguent la pensée des décideurs. Encore une fois, j'ai tendance à dire que c'est très large. Je dirais que ça peut aller de la France insoumise au Rassemblement national. C'est cette idée que l'école garantit l'égalité des chances. C'est l'idée que l'école doit rester un sanctuaire. C'est l'idée que l'école, c'est avant tout de l'enseignement. Et vous savez que le ministre et premier ministre Attal a par exemple institué le choc des savoirs en disant qu'il fallait porter l'accent encore plus sur les fondamentaux, alors que la France est de tous les pays internationalement évalués celui qui déjà consacre beaucoup de temps au français, aux mathématiques. Bref, il y a un certain nombre de réflexes de pensée qui font que jamais on ne met en question la face cachée du système. Et la face cachée du système, à notre point de vue, c'est la politique des savoirs. C'est-à-dire qu'on fait des réformes, mais on ne change rien au système des savoirs. C'est-à-dire qu'il y a toujours les savoirs scolaires qui sont d'une réforme à l'autre. Ça ne change pas. Il y aura toujours du français, des maths, de l'histoire géo, de la science physique, etc. Il y a des choses qui ne seront jamais dans les savoirs scolaires. Le droit, la médecine, par exemple, pour ne citer que des choses accessoires. Ça, on n'en parle pas, ou marginalement. Et dans ce système-là, il y a non seulement des savoirs qui sont exclus de l'enseignement, par exemple le scandale du fait que l'enseignement philosophique ne soit pas assuré aux élèves de lycées professionnels, par exemple, mais il y a aussi une hiérarchisation entre les savoirs. C'est-à-dire qu'il y a ceux qu'on appelle les fondamentaux, qui ont le plus d'heures d'enseignement, qui ont les plus gros coefficients aux examens. Et puis il y a les autres, dont on considère que les élèves en difficulté dans les disciplines fondamentales peuvent éventuellement se passer. On va leur donner plus d'heures de français et de maths, et bien ils ne feront pas d'arts plastiques et de musique. Ce n'est pas gênant, parce que c'est accessoire, la musique et les arts plastiques. Ce système-là est fortement enraciné dans les esprits. Et par conséquent, la politique des savoirs, c'est une sorte d'évidence naturelle. Comme s'il ne fallait pas remettre cela en question. C'est-à-dire que peut-être, on a besoin de faire autre chose que les langues et cultures de l'Antiquité, au collège, peut-être qu'il y aurait d'autres choses à faire. Vous voyez ?
Certes, mais dans ce mammouth "éducation nationale" tel que le qualifiait l'ancien ministre Claude Allègre, les syndicats ont un rôle important. Et par exemple, ce sont les jeunes enseignants inexpérimentés qui sont souvent confrontés aux postes les plus difficiles. Et ça ne change pas, me semble-t-il. Est-ce qu'il n'y a pas aussi une mobilisation syndicale à imaginer ? Parce que c'est souvent ce que les ministres mettent en avant quand on leur demande des changements aussi.
Ce serait faux de dire qu'il n'y a pas de mobilisation syndicale. Les organisations syndicales enseignantes sont des organisations syndicales puissantes dont le ministère a tout fait pour limiter l'influence sur les lieux de décision. Un certain nombre de commissions paritaires ont été supprimées, par exemple. Mais, encore une fois, le débat que portent les organisations syndicales est juste, c'est-à-dire que dire que les enseignants sont mal rétribués, que leurs conditions de travail se dégradent, que de plus en plus on a recours à
des recrutements de vacataires qui ne bénéficient pas d'une formation initiale et qui, à l'issue d'un job dating rectoral, sont recrutés et vont enseigner comme ça avec 48 heures de formation, enfin c'est dérisoire et c'est scandaleux.
Les syndicats ont parfaitement raison de mettre cela en avant. En revanche, sur la politique des savoirs, les syndicats ne sont pas très diserts. Lorsqu'il m'arrive de faire des interventions dans des instances comme le Conseil supérieur de l'éducation nationale, où sont représentés les syndicats de personnel, lorsque j'interviens et que je présente des analyses qui s'appuient sur une déconstruction de la politique des savoirs, les syndicats me disent en retour "Votre intervention est très radicale". C'est-à-dire qu'effectivement, en posant cette question-là, je touche d'une certaine façon, et nous touchons aussi, à l'identité professionnelle des enseignants qui est construite justement sur une identité strictement disciplinaire. Et si on leur dit qu'effectivement, la mission d'éducation, qui est quand même celle de l'éducation nationale, est mal remplie parce qu'il n'y a pas de place pour l'éducation dans les emplois du temps des élèves et des professeurs. Il n'y a pas de temps d'éducation, il n'y a que des temps d'enseignement. Donc l'éducation se fait dans les interstices, parce qu'il y a des gens qui sont volontaires, motivés et qui s'impliquent bénévolement souvent. Mais elle n'a pas sa place. Et dire à un enseignant dont l'identité professionnelle forte a été forgée dès le berceau sur l'idée qu'il est prof de lettres, prof de maths, prof d'éducation musicale, lui dire, en fait, ton métier est un métier d'éducation. Et par conséquent, au-delà de ta seule discipline, il faut que tu aies une culture professionnelle partagée avec tes collègues pour que vous puissiez travailler ensemble, coopérer, et que vous puissiez coopérer en connaissant bien, effectivement, ce que sont les jeunes, les adolescents, leur culture, l'histoire de votre discipline et l'histoire des autres disciplines. Parce que les disciplines ont leur point aveugle aussi. Tout ça n'est pas travaillé pour le moment. Les syndicats qui doivent défendre, c'est leur rôle, les enseignants, sont un peu réticents à engager le débat sur ces questions parce qu'effectivement ça suppose
une refonte complète de l'identité professionnelle. Ils n'ont pas tort de dire que cette proposition est radicale...
Se remettre en question, c'est rarement facile. Jean-Pierre Véran, vous venez de sortir un ouvrage collectif « Oser une école commune, savoir et agir pour faire société » aux éditions Berger-Levrault. Il y a plein d'idées dans ce livre, est-ce qu'on peut en piocher une ? Qu'est-ce que vous diriez de cet ouvrage collectif, Oser une école commune ?
Dans cet ouvrage on a essayé effectivement de déterminer quelques principes fondamentaux de ce qu'on pourrait appeler une politique curriculaire, c'est-à-dire qu'on envisage l'éducation non pas comme l'addition de programmes qui s'ignorent les uns les autres, mais comme l'approche d'un système où on essaye de mettre en cohérence des choses qui ne sont pas nécessairement en cohérence dans l'état actuel des choses. C'est les idées générales qui sont importantes pour servir de repère. Ensuite, ce qui fait la richesse de l'ouvrage, à mon sens, c'est qu'on a cherché des exemples en France et à l'étranger, qui, sur des questions fondamentales de la formation, apportent des éclairages différents et permettent, en se déplaçant, d'avoir un regard critique, en quelque sorte, un regard éclairé, sur notre école et son fonctionnement. Je prendrai trois exemples. L'article de Louisa Lombardi sur l'expérience que fait le lycéen italien, le lycéen anglais et le lycéen français est intéressante. Elle montre bien que en Angleterre, ce qu'on cherche, c'est un lycéen spécialiste. Le lycéen anglais fait très peu de temps, moins de temps qu'en France au lycée, deux ans. Pendant ces deux ans, il se spécialise dans un domaine où il va devenir expert. Il va être expert de quelque chose. Ça, c'est le lycéen anglais. Le lycéen italien, c'est le lycéen cultivé.
Et le lycéen français, celui qui réussit, c'est le lycéen stratège, c'est-à-dire celui qui fait des choix. Non pas des choix parce que ça l'intéresse ou ça le passionne, mais parce qu'il sait que ces choix-là, en les faisant, il se réserve l'accès aux meilleures places. Donc ça, c'est assez saisissant, comme analyse.
Un autre exemple, c'est celui qui est donné par un collègue qui enseigne dans un collège du Tessin, canton italophone de Suisse. Et il donne l'exemple du travail accompli avec des classes pour associer en quelque sorte l'enseignement de l'histoire, de l'architecture du Tessin, des villes du Tessin, avec l'idée de communiquer en ville et de produire une sorte de parcours, de découverte d'une ville. Et donc on voit bien comment on sort de l'école d'une part parce qu'on va voyager dans les villes du Tessin. Et d'autre part, on ne fait pas simplement un voyage pour faire un devoir scolaire, mais on fait un voyage pour imaginer ensuite un parcours de visite de la ville qui pourra être proposé aux offices du tourisme. On est dans le lien concret entre l'école et son territoire. Ça me semble quelque chose d'important qui n'est pas assez travaillé en France. Le troisième exemple que je prendrais, c'est l'exemple de Françoise Bougaëf, proviseure dans un lycée français de l'Ontario. Elle nous explique le curriculum ontarien qu'elle compare au curriculum français. Et ce qui est intéressant, c'est de voir que, alors que pour avoir le baccalauréat en France, il suffit d'avoir la moyenne. Et la moyenne, qu'est-ce que ça nous dit ? Ça nous dit rien, on ne sait pas ce que l'élève sait faire, parce qu'il a eu 10, donc il a son bac. Est-ce qu'il a eu le 10 parce qu'il a eu 18 en physique, 2 en langue ou 2 en physique et 18 en langue ? On ne sait pas. En Ontario, ce n'est pas comme ça. Ce sont des compétences qui sont validées. Donc on sait, ça il sait faire, ça il ne sait pas faire, ça il sait faire. Premier point. Deuxième point, vous ne pouvez pas avoir votre titre de fin d'études secondaires si vous n'avez pas, la dernière année, accompli au moins 40 heures de bénévolat. C'est-à-dire qu'on ne se contente pas de dire on va faire un cours sur la démocratie, on va faire un cours sur la fraternité... Non ! Tu vas effectivement, t'engager dans la fraternité. Ces exemples permettent de réfléchir, et c'est là qu'on se dit, effectivement, nous avons des choses à apprendre de ce qui se passe ailleurs pour essayer d'améliorer le fonctionnement de notre école.
Le bénévolat obligatoire est-il encore du bénévolat ? On peut se poser la question... Jean-Pierre Bourreau, le président de la Maison de la Pédagogie de Mulhouse, interpelle Jean-Pierre Véran: la formation en dehors de l'école fait-elle partie du curriculum ?
Absolument, elle en fait partie parce que le curriculum c'est le parcours concret que l'élève fait dans sa formation, qu'elle soit à l'école ou hors l'école. Prendre en compte la formation à l'école, c'est accepter de penser que l'école n'est pas l'unique transmetteuse de formation et de savoir. Et c'est très important d'avoir cette modestie-là aujourd'hui.
La modestie et l'école, vaste sujet... L'éducation aux médias à l'école fait partie des programmes scolaires depuis maintenant une grosse dizaine d'années. Vous en parlez beaucoup dans cet ouvrage déjà cité « Oser une école commune, savoir réagir pour faire société » . Que représente l'éducation aux médias dans l'éducation nationale ? Le combat n'est-il pas perdu d'avance face à la post-vérité, face aux fake news qui existent depuis l'Antiquité, mais qui se multiplient à une vitesse phénoménale à travers les réseaux sociaux, les tweets, les SMS et autres réseaux sociaux. L'éducation en médias, qu'est-ce qu'on en fait dans l'école d'aujourd'hui, Jean-Pierre Véran ?
Si vous vous en tenez à une circulaire du ministre Blanquer de 2021, l'éducation aux médias et à l'information est généralisée. Fermez le banc, les choses sont dites. C'est une circulaire qui s'appelait «Généralisation de l'éducation à l'information aux médias» . La réalité est beaucoup plus nuancée. Étant donné qu'il n'y a pas d'heure spécifique d'enseignement de l'éducation aux médias et à l'information en dehors d'une partie du programme d'enseignement moral et civique, l'éducation aux médias et à l'information, et comme toutes les autres éducations, loger plus dans les interstices que dans le cœur des enseignements. Première observation. La deuxième observation, c'est que l'éducation aux médias et à l'information repose sur l'idée que pour aborder la culture de l'information, on a besoin de réfléchir à l'information qu'on reçoit, aux sources de cette information, et de mobiliser un certain nombre de connaissances qui appartiennent à des champs différents suivant l'information dont il s'agit. C'est-à-dire que l'éducation aux médias et à l'information concernent évidemment tous les savoirs, les savoirs scolaires et non scolaires, bien entendu. Et par conséquent, elle est propice à une approche interdisciplinaire. Or, l'approche interdisciplinaire est une approche qui est plutôt du registre de l'exception que de la règle dans le système éducatif français. Donc ça fait une deuxième raison qui fait que l'éducation aux médias et à l'information, malgré son succès, malgré son urgence, que vous avez souligné tout à l'heure en évoquant le contexte actuel, de la post-vérité notamment, et bien cette éducation aux médias est à la portion congrue. C'est le premier point. Le deuxième point que je voudrais souligner, pourquoi l'éducation aux médias et à l'information est-elle en quelque sorte en rupture avec le système curriculaire actuel dont nous dénonçons la construction. C'est qu'en éducation aux médias et à l'information, on n'est pas là pour faire des contrôles. On n'est pas là pour faire des évaluations surprises. On n'est pas là pour avoir des notes individuelles. On est là pour travailler collectivement. On est là, non pas pour faire un devoir au bout du compte, mais pour élaborer un produit, un podcast, une émission, un article de presse. et par conséquent, ce que l'on fait, ce n'est pas à destination du professeur pour qu'il donne une note et une appréciation. C'est fait pour un public, un public réel, un destinataire réel. Et ça change considérablement la nature du travail scolaire. Je cite dans mon ouvrage un exemple frappant, c'est une séance où des élèves de lycée réalisent un podcast sur la Retirada, la fuite des républicains espagnols hors d'Espagne à la suite de la victoire du général Franco. Ces élèves-là viennent après les cours. Et parmi les élèves, il y a des élèves qui ont séché toute la journée, ils ne sont pas venus en cours. Mais en revanche, ils sont présents à l'atelier podcast. Pourquoi ? Parce qu'ils font partie d'un collectif qui s'est engagé dans ce projet, qui doit réaliser dans l'année ce podcast. Et par conséquent, s'ils ne viennent pas à ce moment-là, ce n'est pas simplement qu'ils auront été absents, c'est qu'ils auront fait défaut à leurs camarades. Et donc ça dit quelque chose de ce que la pratique des médias dans l'école peut apporter à la motivation des élèves pour la réalisation d'objets de travail qui ne sont pas des objets scolaires, mais qui sont quand même des objets scolarisés.
La politique du ministère en matière d'éducation aux médias et à l'information se limite-t-elle une fois de plus à un discours où seuls les enseignants motivés réalisent des projets intéressants ? Exemple, une web radio dans chaque collège, un programme du ministère. Je connais des collèges où la webradio prend la poussière dans un tiroir. Qu'est-ce qu'on peut faire en la matière ? Est-ce qu'il y a des solutions, des idées ? On regarde tout simplement les projets naître quand il y a de l'énergie suffisante dans l'établissement et puis tant pis pour tous les autres ?
Alors, je voudrais dire plusieurs choses là, parce que votre question ouvre plein de tiroirs. La première chose que je voudrais signaler, c'est d'abord souligner l'importance de ce qu'on appelle le CLEMI, qui est l'organisme qui, auprès du ministre, promeut l'éducation aux médias et à l'information depuis des décennies. Et cet organisme produit des ressources pédagogiques, organise la semaine de la presse et des médias dans l'école, une des opérations les plus fortes du point de vue des opérations pédagogiques menées chaque année par le ministère de l'Éducation nationale dans nos écoles, collèges et lycées. Ça existe aussi grâce au ministère, donc il faut rendre justice. C'est le premier point. Le deuxième point que je voudrais évoquer, c'est le fait que l'éducation aux médias est marquée par le fait que si un élève fait une fois dans l'année l'expérience d'un travail sur les médias, il y a quelque chose d'important qui se joue pour lui, pour sa formation. Par conséquent, c'est dommage qu'aujourd'hui encore, l'éducation aux médias et à l'information ne soit pas généralisée. Le troisième point pour apporter à votre question qui portait sur les solutions, qu'est-ce qu'on pourrait imaginer ? J'ai envie de me rapporter à un rapport de l'inspection générale de l'IGESR, de l'enseignement des sports, des bibliothèques et de la recherche, qui est un rapport de 2013, qui portait sur l'éducation, non pas aux médias, mais au développement durable. Et parmi leurs propositions, d'abord ils font un constat, et ils disent l'éducation au développement durable, c'est très inégal. Il y en a qui en bénéficient, il y en a qui n'en bénéficient pas. Les professeurs manquent globalement de formation. Et finalement, ce qu'on a mis en place n'a pas produit les effets escomptés. Dans leur proposition, ils disent qu'il faudrait que de 3 ans à 18 ans, les élèves bénéficient de 3 heures hebdomadaires consacrées à l'éducation au développement durable. J'ai envie de vous dire qu'une des clés est là. Si, au lieu d'imposer en quelque sorte des grilles horaires qui excluent l'éducation du champ de l'horaire, puisque les enseignements obligatoires constituent l'essentiel de l'emploi du temps, si on donnait aux établissements un capital horaire à leurs mains pour qu'ils y développent les actions éducatives, qu'il s'agisse d'éducation aux médias, et à l'information, ou d'éducation au développement durable, et d'autres éducations, on aurait une possibilité pour les personnels de s'engager vraiment dans des projets parce qu'il y aurait ce capital horaire à leur disposition. Ça suppose qu'on renonce à l'idée qu'il y a en France une instance nationale qui décide des programmes à la virgule près, programmes qui se déclinent partout théoriquement de la même façon et qui ne laissent aucune marge de manœuvre aux établissements pour faire autre chose. Et donc les marges de manœuvre sont très difficiles à trouver. Et dans les établissements, on en revient au tableau que vous dressiez au début de votre question, c'est-à-dire le fait qu'il y a des équipes engagées qui le font, et puis des équipes qui sont engagées sur d'autres choses qu'ils ne le font pas. Si on veut que les choses se fassent, il faut dégager du temps. Il faut donc revoir le temps scolaire. Ça fait partie aussi du curriculum.

Mais ce temps scolaire ne peut-il pas aussi être pris dans les matières existantes ? Un exposé peut devenir une vidéo sur YouTube. Une poésie peut être enregistrée et diffusée à la radio, en podcast. Est-ce qu'on peut essayer d'introduire l'éducation aux médias dans les différentes matières ? Les enseignants sont-ils motivés par ça ?
Il faut qu'ils le soient. L'intérêt de l'éducation aux médias, comme toutes les éducations, c'est aussi l'occasion d'ouvrir la porte de l'école à d'autres acteurs, à d'autres experts que les enseignants et les personnels d'éducation. Ce qui est intéressant, à mon sens, dans la semaine de la presse et des médias dans l'école et dans toutes les opérations conduites par les radios, les médias, avec les établissements scolaires, c'est que s'instaure un travail de longue haleine entre des personnels d'éducation, des enseignants, et des journalistes ou des responsables, des gens des médias. Et par conséquent, il se crée là une véritable ouverture de l'école sur le monde de l'information. Et c'est important aussi que, par rapport à toutes les représentations que peuvent avoir les élèves, vous avez YouTube, on pourrait parler de tous les réseaux sociaux, sur ce qu'est une information ou ce que n'est pas une information ? Eh bien là, je pense que l'approche qui peut être apportée par un professionnel des médias est particulièrement pertinente et permet, encore une fois, de toucher du doigt la réalité du monde médiatique d'aujourd'hui, des enjeux. On parlait de la démocratie tout à l'heure, les médias sont un enjeu démocratique majeur. Pour ne pas parler de l'appropriation de grands médias par des grandes fortunes, comme c'est le cas dans notre pays.
Certes, mais le monde médiatique d'aujourd'hui n'est pas le même pour un adolescent que pour ses parents. Et aujourd'hui, chaque enfant, chaque jeune est lui-même un média. C'est-à-dire qu'il peut diffuser une information qui ne sera pas forcément lue, vue par des milliards de personnes. Néanmoins, il peut diffuser à peu près ce qu'il veut, quand il veut, comme il veut. Comment ne pas se noyer dans ce monde fait de vérités multiples où on n'arrive plus à savoir qu'est-ce qui est vrai, qu'est-ce qui est factuel de ce qui ne l'est pas ? Et si même les adultes informés et motivés se noient, comment nos enfants peuvent-ils surnager dans ce magma incompréhensible où la première fake news venue vaut vérité ?
Je vais me faire l'avocat d'une mesure récente qui est l'opération portable en pause au collège. Non pas sur la manière dont médiatiquement elle a été posée, comment on va contrôler la pose du portable, comment on va récupérer les portables, comment on va les enfermer dans des pochettes, etc. On est resté médiatiquement, pour le coup, sur des dispositifs d'interdiction et de contrôle. Ce qui me paraît important dans cette mesure, c'est le fait pour une fois d'essayer de mettre les actes en accord avec les paroles et par conséquent de se dire le portable en pause ça n'a de sens que si aussi on fait de l'éducation aux médias et à l'information, c'est-à-dire si on prend le temps effectivement de déconstruire les fake news, si on prend le temps de se repérer dans l'univers d'information pour avoir quelques repères qui permettent de se dire là, la source est plus fiable que telle autre source, etc. Donc la réponse doit être éducative. Comment éviter de se noyer ? Il faut former, effectivement, et c'est un des aspects de l'éducation aux médias et à l'information. La pensée critique des jeunes sur les informations qu'ils reçoivent et qui les assaillent de partout. Se rendre compte qu'ils peuvent être enfermés dans des bulles informationnelles. Tout ça est essentiel. Et donc se dire, on fait le portable en pause pendant les heures du collège et l'ENT (Environnement Numérique de Travail) ne fonctionne pas la nuit, je crois que c'est une façon pour l'école de dire on essaie d'être exemplaire. Pour peu que, on ne se contente pas simplement de fermer l'ENT et de mettre le portable sous cloche, mais pour peu qu'on se saisisse de cette opération pour instaurer effectivement une éducation aux médias et à l'information véritable pour tous les élèves.
Les portables en pause, et l'intelligence artificielle aussi dans la foulée. On peut essayer de conclure avec l'IA, parce que c'est une réalité qui s'impose à la communauté éducative, que enfants, adolescents et adultes utilisent beaucoup. Qu'est-ce qu'on fait ? Qu'est-ce qu'on peut imaginer comme usage pédagogique ou comme interdiction peut-être impossible ? Qu'est-ce qu'on fait avec l'IA dans l'éducation, Jean-Pierre Véran ?
Je crois qu'il y a certains principes auxquels il faut se tenir. Le premier principe, c'est que l'école sanctuaire, ça n'existe pas, ça ne marche pas. C'est-à-dire que ce n'est pas parce qu'on va interdire l'IA à l'école que les jeunes ne vont pas recourir à l'IA. Premier point. Deuxième point, je pense que l'école a un rôle de formation. et par conséquent l'IA doit faire l'objet aussi d'une formation, d'un accompagnement. Au départ, on a dit « L'IA, ça va être le plagiat généralisé, donc il faut faire des contrôles rien qu'à l'école, sans instruments électroniques, etc. » C'est une vision réductrice et passéiste. Nous devons être dans la démarche éducative. Oui, l'IA est particulièrement dévoratrice d'énergie et particulièrement propice à l'exploitation de gens qui sont employés dans les grands data centers, etc. Il faut avoir ce contexte-là, savoir que l'IA n'est pas un service gratuit, ce n'est pas quelque chose qui coule de source et qui n'a pas d'impact sur la vie et l'avenir de la planète. Première chose. La deuxième chose, c'est de dire que l'IA peut rendre des services dans un certain nombre de situations, mais ce qui est important, c'est qu'à ce moment-là, on apprenne à s'en servir à l'école, non pas comme l'IA travaille à ma place, mais comme l'IA m'apporte des éléments sur lesquels je vais pouvoir bâtir une réflexion critique. Et à ce moment-là, l'IA devient un instrument. Et on favorise pour les personnes qui sont de futurs citoyens un usage sobre de l'IA et un usage critique de l'IA.

Sobriété et esprit critique, on ne l'associe pas forcément à l'intelligence artificielle. Merci beaucoup Jean-Pierre Véran. En cette fin d'émission, pouvez-vous nous conseiller des ressources? Des lectures, un livre, un site internet, un film, un documentaire. Si on a envie de se plonger dans une réflexion autour de l'éducation, où peut-on aller piocher des idées ?
Alors, j'en citerai deux. Bien entendu, le blog du CICUR, parce que sur ce blog, il y a énormément de ressources, y compris des vidéos, etc., qui permettent de s'approprier la réflexion curriculaire sur l'éducation. Et la deuxième ressource que je citerai, c'est le laboratoire Bonheur, dont je fais partie, qui, à l'université de Cergy Pantoise, a développé notamment une notion, je dirais même un concept, qui est celui de savoir-relation et qui est une idée essentielle aujourd'hui. C'est-à-dire qu'on doit passer des savoirs cloisonnés, séparés, à des savoirs qui sont en relation les uns avec les autres. On doit passer de la compétition individuelle, chacun dans son couloir de nage et chacun devant obtenir la meilleure note, à la coopération. C'est-à-dire savoir travailler avec les autres, coopérer avec les autres. On doit cultiver la relation au savoir dans leur diversité, c'est-à-dire ne pas considérer qu'il y a des savoirs scolaires qui sont en surplomb sur tous les autres, mais que les savoirs qu'on appelle vernaculaires, les savoirs de la vie courante, etc., sont aussi très importants et qu'on peut partir d'eux peut-être pour construire des apprentissages. Voilà donc deux ressources, vous m'avez demandé deux, le bloc du SICUR et le laboratoire Bonheur de l'université de Cergy-Paris Université.
Des ressources encore, en voilà quelques ouvrages. dont Jean-Pierre Véran est auteur collectif le plus souvent. Le bonheur, une révolution pour l'école aux éditions Berger-Levreau. C'est vrai que le bonheur à l'école, on n'en parle très certainement pas assez. Un manifeste pour le collège. Oser les vrais termes du débat aux éditions Comité universitaire d'information pédagogique. Et enfin, l'ouvrage déjà cité, 2025, me semble-t-il, « Oser une école commune, savoir et agir pour faire société » , un ouvrage collectif sous la direction de Jean-Pierre Véran et Régis Mallet, aux éditions Berger-Levreau. Merci beaucoup, Jean-Pierre Véran, fondateur et membre du collectif CICUR, collectif d'interpellation du curriculum à Mulhouse en ce 7 octobre 2025 à l'invitation de la Maison de la Pédagogie en partenariat avec la MGEN.













